en coédition avec Les Laboratoires d'Aubervilliers
« cher / chère _____
nous commençons aujourd’hui une forme d’enquête un peu particulière sur les “formes de vie” et les “collections de pratiques”. le point de départ est la lettre qui est jointe à ce mot. elle fonctionnera comme le véhicule de cette enquête. cette investigation collective sur l’écologie des pratiques artistiques tente de produire d’autres images du processus de création, de rendre visible une écologie de l’œuvre généralement négligée dans l’appréhension du travail d’un artiste. nous serions donc très heureux de vous savoir parmi les contributeurs à cette enquête. vous pouvez, pour cela, user du dessin, de la photo, du film, du texte, du son, peu importe le médium. les croquis, plans, protocoles, partitions, textes, œuvres sont tout autant bienvenus. […] »
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Franck Leibovici a entamé en 2011 une recherche portant sur les « formes de vie » et les « écosystèmes » que produit une pratique artistique. Avec l'aide des Laboratoires d'Aubervilliers, il a contacté près de 150 artistes et leur a demandé de produire un document, sans contrainte de support, qui rende compte de cette « écologie de l'œuvre ».
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« face à une œuvre d’art, je me demande souvent quelle forme de vie se trouve derrière. c’est-à-dire, quelle forme de vie son auteur a mis en place pour que la production d’une telle pièce soit rendue possible. je me demande aussi, inversement, quelle forme de vie découle de l’oeuvre qui est devant mes yeux. par exemple, si elle semble avoir demandé une production importante, je me dis qu’elle a nécessité de l’argent et des assistants, qu’il a peut-être fallu même faire appel à des entreprises extérieures. je vois alors l’auteur à la tête d’une petite entreprise avec ses coûts, ses contraintes économiques, ses échelles de travail, son emploi du temps modelé par toutes ces choses – travaille-t-il quotidiennement ou uniquement à la commande, lorsque la pièce est financée, lorsqu’il connaît l’espace qui le recevra? quand je vois un dessin, à l’inverse, je me demande si l’artiste dessine tous les jours. pour cela, il n’a besoin de rien, si ce n’est d’une feuille et d’un crayon. ce sont des technologies efficaces, légères, mais qui, elles aussi, déterminent une forme de travail particulière,
une économie, un type d’espace d’exposition qui leur est propre. évidemment, telle pratique n’est pas supérieure à telle autre, et évidemment, ces deux exemples ne sont pas, non plus, exclusifs l’un de l’autre: un même artiste peut avoir plusieurs pratiques, plusieurs échelles.
je me souviens d’artistes qui articulaient très fortement leur pratique à la forme de vie qu’ils s’étaient choisie: l’un aimait acheter des livres, les lire, les offrir, passer du temps avec ses amis, faire des jeux de mots. sa pratique artistique reflétait tout cela. un autre n’aimait rien de plus que la cueillette aux champignons et il voulait composer sa musique comme une promenade au hasard d’une forêt. un autre encore considérait que son entourage devait se comporter idéalement, aussi idéalement que sa manière d’envisager la poésie qui était, fondamentalement, éthique – beaucoup, en le voyant vivre, le décrivaient comme fou, et sa poésie, incompréhensible. tel autre, enfin, voyait dans les marchands ambulants le symbole de la société dans laquelle il vivait : ils traversaient la ville le matin, la retraversaient le soir, traînant toute la journée leur petite échoppe, ne se fixant jamais. alors, bien que monumentales, ses sculptures pouvaient se plier dans une petite boîte qu’il transportait, à la fin de l’exposition, sous le bras.
je me dis que ce doit être le cas pour chacun d’entre nous: nos formes de vie et nos pratiques sont intimement liées.
une forme de vie est un terme un peu vague. je dirais que c’est un ensemble de pratiques, de gestes, de positionnements éthiques, politiques, économiques. mais quand j’essaie de m’imaginer ce que sont vos différentes formes de vie et vos pratiques, j’avoue que l’image mentale que j’obtiens est assez floue. j’avoue que je n’en sais rien. je me dis pourtant que ce serait quand même important que d’être capable de voir qu’une oeuvre d’art ne se réduit pas à un bibelot à poser sur une cheminée ou à décorer un salon ou un musée, mais qu’elle est un processus, qu’elle est une façon de rendre compte d’un processus, une étape en fait, une façon de noter les choses à un moment donné, façon qu’on aurait montée en bricolant ; qu’une oeuvre indique aussi et surtout la forme de vie que son auteur essaie d’inventer pour lui-même, refusant des formes de vie toutes faites.
les pratiques qui m’intéressent ne nécessitent pas une grande virtuosité technique, elles peuvent d’ailleurs être absolument
non artistiques, mais elles sont déterminantes dans notre travail. le romancier haruki murakami dit qu’il ne pourrait écrire s’il ne pratiquait pas quotidiennement la course à pied. comment articule-t-il le marathon à l’écriture? je n’en sais rien, mais je comprends qu’une forme de vie fonctionne un peu comme une boîte à outils: il y a divers éléments qui servent les uns avec les autres (un marteau, un clou) sans que l’un soit nécessairement la cause directe de l’autre (en soi, courir n’a jamais eu comme effet direct la production d’un roman). tel autre artiste qui travaille sur la guerre civile au liban collectionne, au fil des jours, à beyrouth, les briquets-lampe de poche que produit le hezbollah – ils disent, selon lui, beaucoup d’une situation géopolitique instable, beaucoup des rapports de forces en présence. on est loin de la course à pied, mais en est-on vraiment si loin ?
décrire ou représenter ses pratiques, gestes et formes de vie : cela peut être des collections que vous avez constituées, et qui soutiennent votre travail, ou qui sont le résultat de la répétition au quotidien de vos gestes (mais peut-être éviterons-nous les collections « reliquaires » ou « autobiographiques », car tel n’est pas le propos), cela peut être aussi un dessin par lequel vous tenteriez de représenter ces pratiques. en fait, tout ce qui permettrait de déclencher, chez le spectateur, l’expression suivante : « ah ! c’est aussi cela le travail de x ! »
je me dis donc que parfois nos pratiques, nos gestes inventés produisent notre travail, que, parfois, ils le rendent possible, ou parfois lui donnent son sens. c’est variable.
afin de m’aider à diminuer l’opacité de ces images mentales, cette lettre voudrait ouvrir une enquête. elle circule parmi vous. en bon véhicule, elle voudrait pénétrer dans vos ateliers, dans votre quotidien, suivre vos gestes, vos postures mentales. si vous acceptiez d’y répondre par un court texte (de quelques lignes à une page), ou par des images, des vidéos, des fichiers sons, que sais-je encore ? nous pourrions peut-être avoir une idée un peu plus claire, mais surtout plus exacte de ce que c’est que de produire une œuvre – une image dont, peut-être, le marché ne rend pas clairement
compte.
la forme que les résultats de cette enquête emprunteront est encore inconnue (publication ? performances, conférences ? exposition ?). mais elle sera d’abord la forme que vous aurez bien voulu lui donner. je sais que l’exercice n’est pas des plus aisé (éviter des formules slogans, arriver à rendre haptique un savoir à partir de techniques à inventer ; surtout arriver à transformer en représentation quelque chose qui, à ce jour, n’a pas de représentation). certains d’entre nous ne s’y sont peut-être même encore jamais risqués. je prévois pourtant des résultats du plus haut secours. »
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(des formes de vie) est coédité par Les Laboratoires d'Aubervilliers et les éditions Questions Théoriques
Contributions : Agence/Agency, BADco, Zbyněk Baladrán, Howard Becker, Stéphane Bérard, Nicolas Boone, Gaëlle Boucand + Marion Naccache, Anne-James Chaton, Heman Chong, Manuel Cirauqui, Matthieu Clainchard, Collectif 1.0.3, Jean-Pierre Cometti, Catherine Contour, Mathieu Copeland, Abraham Cruzvillegas, Bojana Cvejić, José Damasceno, Frédéric Danos, François Deck, Jochen Dehn, Jen Delos Reyes, Laurence Denimal, Nico Dockx, Mette Edvardsen, Tim Etchells, Vadim Fishkin, Ryan Gander, Yves-Noël Genod, Dianne Hagaman, Bernard Heidsieck, Henry Hills, Martin Högstrom, Hybris Konstproduktion, Irwin, Tom Jarmusch, Manuel Joseph, Julia Klaring, Agniezska Kurant, Gérald Kurdian, Gergely László, Leandro Tartaglia, Gabriel Lester, Armin Linke + Peter Hanappe, Chloé Maillet + Louise Hervé, Christian Mayer, Yves Mettler, Paul D. Miller (dj Spooky), Naeem Mohaiemen, Marion Naccache, Ernesto Neto, Emilie Parendeau, Dominique Petitgand, Cesare Pietroiusti, Plan B, Marjetica Potrč, Chloé Quenum, Pedro Reyes, Robin Rimbaud (Scanner), Till Roeskens, Natascha Sadr Haghighian, Manon Santkin, Vittorio Santoro, Maya Schweizer, Nicolas Siepen, Leah Singer, Pilvi Takala, Agnès Thurnauer, Raša Todosijević, Alice Tomaselli, Sarah Vanhee, Mona Vatamanu + Florin Tudor, Clotilde Viannay, Anton Vidokle, Yonatan Vinitsky, Lawrence Weiner.
Conception et réalisation graphique : g.u.i
Cartes gephi : Tommaso Venturini (medialab / sciences-po, paris)
Ouvrage coédité par les Laboratoires d’Aubervilliers et Questions théoriques. Projet réalisé avec le soutien de la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques, le fonds de dotation agnès b. et la maison rouge. Avec la collaboration des Archives de la ville d’Aubervilliers, de Documenta, de l’École nationale supérieure des Beaux-arts, de l’École supérieure des arts d’Annecy, de l’Espace Khiasma, de la galerie du jour agnès b. et de la Tate Modern.
Editeur : Questions Théoriques
Publication : 28 septembre 2012
Edition : 1ère édition
Intérieur : Couleur
Support(s) : Livre papier
Poids (en grammes) : 1000
Langue(s) : Français, Anglais
EAN13 Livre papier : 9782917131206
Howard Becker, Robert Faulkner
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